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Partenariat Evreux-Boukhara : trois échelles pour comprendre un espace méconnu

Par Charles-Edouard Houllier-Guibert
Maître de conférences en Stratégie et Territoire à l’IUT d’Evreux

Le partenariat universitaire en cours de construction entre l’IUT d’Evreux et la haute école de tourisme de Boukhara amène à présenter sur trois échelles, les territoires à propos desquels nous allons être amenés à collaborer dans une optique de partenariat universitaire.

-    L’espace géographique et culturel des pays en « Stan », assez mal connu des français,
-    Au sein duquel l’Ouzbékistan est le pays central, enclavé au sein de l’ex-URSS,
-    Dont la région de Boukhara jouit d’un patrimoine d’exception labelisé Patrimoine mondial de l’Humanité.

1. L’échelle de l’Asie centrale
Nous parlons ici d’une vaste zone de steppes et de déserts bordée au sud par les chaînes montagneuses du Pamir et de l’Hindou Kouch, influencée au fil de l’histoire par plusieurs cultures mongoles, perses, turques et arabes. C’est la colonisation russe puis soviétique qui organise sa société depuis 150 ans. L’Asie Centrale, enclavée entre la Chine, la Russie et le Moyen Orient, cet espace de 4 millions de km² (8 fois la France), correspond à l’espace historique du Turkestan. Il forme aujourd’hui un ensemble de nations dont le nom finit en « Stan » (signifie « la terre des » en perse) : le plus grand d’entre eux est le Kazakhstan (3 millions de km² pour près de 19 millions d’habitants), puis le Turkménistan (488 000 km²) et le Kirghizstan (200 000 km²) pour chacun 6 millions d’habitants, le Tadjikistan (143 000 km² pour près de 9 millions d’habitants) ; enfin, de loin le plus peuplé, l’Ouzbékistan sur 450 000 km², avec 34 millions d’habitants dont 10% dans la capitale Tachkent, où une délégation de l’université de Rouen a atterri en avion à 3h du matin en novembre 2021. Ce voyage visait à rencontrer les homologues ouzbeks dans le but de développer un partenariat universitaire sur la thématique du tourisme et de la gestion hôtelière.

Tous ces pays, historiquement peuplés de nomades et rarement unifiés, sont de tradition musulmane. L’islam tient un rôle identitaire et unificateur dans cette région qui a fonctionné pendant 70 ans sous le régime communiste, jusqu’en 1991, date de la dissolution de l’URSS. Les régimes politiques autoritaires qui ont souvent menés au culte de la personnalité, poursuivent aujourd’hui leur éloignement de la culture soviétique, en construisant des projets internationaux avec l’Europe, la Chine ou les USA. Riches en hydrocarbure, ces pays n’ont pas accès à une mer ouverte, ce qui les rend dépendants des pays voisins pour l’exportation (accord avec la Russie pour l’oléoduc qui mène vers Novorossik ; l’évitement de l’Iran pour les routes du gaz afin de répondre au pouvoir états-unien) et aussi pour se désenclaver : la nouvelle route, de la Soie impulsée par la Chine, vise à restaurer les mythiques routes commerçantes qui ont commencé leur déclin dès le XVème siècle. Mais c’est seulement au XIXème siècle que le géographe allemand Ferdinand von Richthofen a nommé cette route (Silk road en anglais). Ces routes de la Soie deviennent aujourd’hui un projet intitulé « OBOR » (One Belt, One Road) qui ne concerne pas qu’une unique route mais prend en compte tant les chemins terrestres que maritimes. Des acteurs politiques et économiques de potentiellement 68 pays sont concernés en 2015 (4,4 milliards d’habitants et 62% du PIB mondial) (Gandil, 2015). La Silk Road Economic Belt (ceinture terrestre), composée de corridors traversant l’Asie Centrale et le Moyen-Orient, relie la Chine à l’Europe en passant par la Méditerranée. Des entités universitaires de Boukhara et Samarcande, deux villes ouzbeks majeures de ce chemin commerçant, vont collaborer avec l’IUT d’Evreux pour former des étudiants ouzbeks en Tourisme (la haute école hotellière de Boukhara) et développer une thèse en co-tutelle (l’université de Samarcande sur le sujet des relations touristiques entre la France et l’Ouzbékistan).

Le chercheur Alexandre Gandil rappelle l’instabilité de l’Asie centrale avec ce tableau des « pays en Stan », plutôt mal classés sur les trois critères présentés. La délégation de l’université de Rouen qui s’est rendu en Ouzbékistan a choisi de collaborer avec nos interlocuteurs universitaires en tenant compte de ce constat, ce qui n’a pas empêché de négocier les conditions d’une entente de travail qui est en cours de construction.

2. Les enjeux touristiques de l’Ouzbékistan
La géographe Nataliia Moroz explique que l’URSS qui a rassemblé 15 républiques, a construit une tradition touristique insolite entre le tourisme domestique de masse et le tourisme international contrôlé par l’unique société INTOURIST. Après la dissolution de 1991, « les espaces post-soviétiques sont entrés dans une nouvelle étape de la construction de leurs secteurs touristiques offrant en même temps de nouveaux publics au tourisme international. En termes de tourisme domestique et d’accueil, il s’agit plus spécifiquement d’espaces en (re)construction permanente due aux changements historiques et politiques ainsi qu’aux discours identitaires et mémoriels marquant, par ailleurs, leurs paysages patrimoniaux respectifs » (Moroz, 2020). Ce contexte est imprégné d’une désoviétisation des dynamiques touristiques « à travers le changement des discours politiques (qui) amène d’un côté à la guerre des monuments et des mémoires, mais également à la « mythologisation » et la « folklorisation » de leurs espaces touristiques » (Moroz, 2020).

L’Ouzbekistan reçoit encore peu de touristes français (moins de 30 000 avant la crise COVID19) alors que ce sont les étrangers parmi les plus nombreux à venir découvrir le patrimoine ouzbek. Il s’agit bien d’un marché de niche, celui du tourisme culturel reposant sur de magnifiques sites historiques labélisés par l’UNESCO. Les mosquées et Madrasas (nommées aussi medersas en tant qu’universités théologiques, plus communément appelées école coraniques) parsèment les espaces urbains avec des nuances de bleu qui singularisent ce patrimoine religieux. Si le Régistan de Samarcande est le plus célèbre, notamment car les promoteurs du tourisme ouzbek l’utilisent abondamment (affichage, reportages journalistiques, réseaux sociaux numériques), d’autres sites religieux forment un ensemble qui offre un circuit touristique à la semaine dans ce pays méconnu des français.

Les premières pages de l’onglet Image de Google et de Bing en tapant le mot Ouzbékistan en 2021 :
Ce tourisme culturel de niche peut-il être renforcé par d’autres activités touristiques ?

-    Sportives, dont des Treks dans un désert, en tant que mode de randonnée d’aventure, caractérisée par une longue durée et par la traversée de zones sauvages, souvent difficiles d’accès, ainsi que des bivouacs. Mais quelle spécificité peut inciter les touristes à venir si loin au regard d’une offre mondiale en trek déjà bien fournie ?
-    L’agrotourisme qui est une orientation stratégique de nombreux territoires maintenant dans le monde, comprenant des ventes en direct à la ferme, des séjours en immersion dans les exploitations agricoles afin de découvrir l'agriculture ; pourrait autant contribuer au tourisme local qu’à l’international ? Cette forme de tourisme dont l’objet est la découverte des savoir-faire agricole d’un territoire, englobe la lecture des paysages ruraux, des pratiques sociales et des spécialités culinaires découlant de l'agriculture.
-    Le géotourisme, qui ne concerne que quelques spécialistes en tant que tourisme de nature exploitant les particularités géologiques des sites visités. Nathalie Cayla et Mélanie Duval-Massaloux (2013) le définissent comme l’ensemble des « pratiques touristiques en lien avec la découverte de la Terre ». Ainsi, l’uranium et le gaz qui font la richesse du pays peuvent contribuer à déployer ce type d’activité touristique. La culture des parcs naturels tel celui du Sud-Oust Ourt (1,4 million d’hectares en République autonome du Karakalpakistan dans la partie l’ouest de l’Ouzbékistan) et surtout des géoparcs qui peuvent être labélisés par l’UNESCO, sont des pistes à creuser.

Quelles que soient les projets touristiques, pluriels ou non, l’intention de revisite est une problématique marketing qu’il faut interroger afin de ne pas enfermer ce pays dans la liste des destinations visitées une seule fois dans sa vie, avec cette phrase si souvent prononcée : « Ça y est, j’ai fait l’Ouzbékistan » ; en sous-entendant que l’on n’y retournera pas. Cette problématique est à traiter et le volet Recherche du partenariat universitaire peut y contribuer, notamment avec une possible thèse en co-tutelle.

3. L’échelle urbaine de l’oasis de Boukhara
Plus au sud du principal point d’intérêt touristique qu’est Samarcande, la capitale de la région de Boukhara, du même nom, dispose aussi du label Patrimoine de l’Humanité. Le Centre historique de Boukhara, au cœur d’une oasis, remonte à plus de deux mille ans et constitue historiquement un centre économique et culturel important de l’Asie centrale. C’est un exemple phare de cités islamiques bien préservées d’Asie centrale du Xème au XVIIème siècle, dont le tissu urbain est resté relativement intact. Centre culturel majeur du Califat au VIIIème siècle, il offre désormais quelques vestiges datant de la période antérieure aux invasions mongoles de Gengis Khan en 1220 et de Tamerland en 1370. La vieille ville est aussi un témoin de l’urbanisme de la période chaybanide des rois ouzbeks, à partir du début du XVIème siècle, date de la citadelle reconstruite.

Les monuments majeurs sont la tombe d’Ismail Samanai (architecture du Xème siècle), le minaret de Poi-Kalyan, chef-d’œuvre de la décoration en briques aussi appelée tour Kalan (photos), de même que la plus grande partie de la mosquée Magoki Attori et du mausolée Chashma Ayub
L’intérêt touristique de Boukhara, notamment soutenu par le label UNESCO qui le rend visible sur la carte des plus importants monuments du monde, tient moins à ses édifices envisagés individuellement qu’à la lecture qui peut être faîte de son paysage urbain, incarnant le niveau élevé de l’architecture, que l’on doit au départ à la dynastie chaybanide. L’UNESCO retient pour expliquer sa labellisation que :

-    C’est l’exemple le plus complet et intact d’une ville médiévale d’Asie centrale,
-    Son influence sur l’évolution de l’urbanisme citadin d’une grande partie de l’Asie centrale est primordiale,
-    Entre le IXème et le XVIème siècle, Boukhara a été le plus grand centre de théologie musulmane, particulièrement pour ce qui est du soufisme, au Proche-Orient, avec plus de deux cents mosquées et plus de cent madrasas.

Ainsi, l’UNESCO considère que « Le bien présente tous les attributs qui justifient sa valeur universelle exceptionnelle. (…) Malgré le défaut de sensibilité de nombre de constructions nouvelles de 1920 aux années 1950 et les dommages sismiques, Boukhara conserve dans une large mesure son ambiance historique et un tissu urbain pour l’essentiel intact. Toutefois, l’intégrité du bien est menacée par l’impact agressif de la salinité et des eaux souterraines et par les termites qui causent une érosion des structures en bois. De plus, de très nombreux bâtiments remarquables en terre sont dans certains quartiers extrêmement vulnérables en raison de la détérioration du tissu historique » (site web UNESCO).

Voilà un terrain d’étude intéressant tant pour les chercheurs français que les étudiants normands invités à se rendre à Boukhara pour y réaliser des stages dès 2022. L’école hotellière où nous envisageons d’intervenir pour donner cours, vise à prendre le statut d’un Institut d’hôtellerie et de management touristique. Aussi, notre contribution vient témoigner des efforts d’internationalisation de cet établissement de formation, par le prisme de la langue française. Elle sera celle enseignée grâce aux compétences de l’IUT d’Evreux et du laboratoire NIMEC, afin que les étudiants ouzbeks puissent disposer d’une nouvelle langue dans leur métier en plus de celles déjà utilisées que sont l’ouzbek, le russe, le turc et l’anglais. Pour les étudiants français qui sont susceptibles de se rendre en Ouzbékistan, l’étude du tourisme sur des sites UNESCO, est l’occasion d’étudier des thèmes nouveaux encore méconnus de la littérature scientifique française. L’échange est profitable à chaque partie mais tout est encore à construire.

En conclusion, ces trois échelles d’étude de cet espace méconnu viennent aussi nourrir une connaissance du monde pour les équipes ébroïciennes en sciences de gestion, qui se doivent d’ouvrir au monde les étudiants eurois pendant leur parcours de trois ans d’étude avec le BUT (bachelor universitaire et technologique).

Bibliographie :
-    Articles de presse du doctorant Alexandre Gandil sur le site www.asialyst.com
-    Moroz Nataliia, 2021, « Pendant et après l’URSS. Comment les Etats post-soviétiques (re)construisent leur secteur touristique ? L’exemple de l’Ukraine et de la Géorgie », Revue Via n°19, en ligne
-    Cayla Nathalie et Duval-Massaloux Mélanie, 2013, « Le géotourisme : patrimoines, pratiques, acteurs et perspectives marocaines ». Cahiers de géographie, n°14, pp.101-116
-    Site Internet de l’UNESCO, page de Boukhara